On n’a pas le cul sorti des ronces !
L’humanité peine encore en 2017 à sortir des grilles de lecture simplistes de la vie comme le triangle de Karpman, un triptyque Bourreau-Victime-Sauveur très prisé des membres les plus actifs de la communauté des acharnés des réseaux sociaux, « rageux » et « Social Justice Warrior »1 confondus qui y sévissent et qui jugent plus vite qu’ils ne découvrent les nuances du monde et la complexité de la vie. Et au vu des déchaînements de tweets vindicatifs qu’on a pu découvrir pendant le procès de Abdelkader Merah en novembre dernier on peut raisonnablement penser que, comme dirait Tipiakk l’ancien2 : « On n’a pas le cul sorti des ronces !« .
Ce mécanisme illustre parfaitement le fonctionnement de notre société depuis des temps immémoriaux : il rend plus accessible la compréhension d’une situation complexe ou déstabilisante en classant sans nuance les pensées, les actes ou les personnes dans une de ces trois cases. C’est une façon habile d’éviter de regarder en face nos responsabilités individuelles et collectives. Pas de chance, le monde ne se résume pas à d’un côté des super-méchants, de l’autre des super-gentils, et au milieu d’impuissantes victimes. Non. Lorsque quelque chose va mal, quand ça débloque, quand ça tousse et quand ça vomit ou quand ça déborde, il y a fort à parier que la responsabilité en incombe à plusieurs personnes, à de nombreux facteurs.
En accidentologie, le temps est pris de tout analyser afin de savoir exactement tout ce qui s’est passé, tant en terme technique qu’humain ou météorologique. L’accident est en effet dans la grande majorité des cas la conséquence de l’accumulation de plusieurs facteurs ayant contribué, chacun pour sa part, à ce qu’il se produise.
Mais dans des affaires plus complexes et délicates, comme le fléau du chômage, les paradises papers, les détournements de fonds publics, le terrorisme, les raisons étant délicates à appréhender pour tous la tendance à simplifier la lecture est forte pour une grande partie des citoyens. A chercher un seul grand coupable, l’individu réduit le champ de vision d’une situation donnée, or analyser objectivement et avec discernement les situations est la seule façon d’y voir clair et ainsi d’éviter sa reproduction.
Le récent procès Abdelkader Merah et le climat délétère qui l’a entouré illustrent parfaitement le propos : les attaques, insultes et autres condamnations dont a fait l’objet l’avocat Eric Dupont-Moretti, chargé de sa défense, constituent à ce titre un parfait sujet d’analyse des mécanismes en place ainsi que la grande difficulté de nos sociétés à avancer sereinement dans l’analyse des maux qu’elles traversent. L’interview sur France Inter, rare, de l’avocat par le journaliste Nicolas Demorand témoignait de la forte tension présente.
Pourtant bien plus que la défense de l’accusé c’est la recherche de vérité qui est visée par la justice, et l’établissement de toutes les responsabilités.
Le 20 juillet 1981 Henri LECLERC, avocat pénaliste et ancien président de la ligue des droits de l’homme, déclarait sur Antenne 2 : « Nous ne sommes pas des complices, nous défendons des hommes, et bien entendu des hommes qui ont commis un acte de terrorisme. Il ne s’agit pas de défendre l’acte lui même, qui bien entendu révulse toujours la conscience humaine, mais d’essayer de comprendre pourquoi l’homme qui est jugé a commis cet acte, et surtout que ce qui a sous-tendu son acte, soit expliqué. » Il ajoute, près de 40 années plus tard, qu’il ne regrette rien de ses propos de l’époque : »on ne va pas chercher à convaincre que les terroristes ont raison, ou alors on est devenu un terroriste, on va chercher à convaincre l’opinion public que le terroriste c’est encore un homme, un homme qui a commis une faute terrible, un homme qu’il faut punir, mais c’est un homme.« 3
Eric Dupont-Moretti, par le courage dont il a fait preuve lors de la défense d’Abdelkader Merah (au vu des attaques, il n’y a pas d’autres mots), a contribué à la détermination de ses responsabilités réelles et factuelles, tout en lui laissant sa part d’humanité, préalable à toute analyse digne de ce nom des actes terroristes. Il a apporté une forte contribution à une meilleure compréhension du phénomène terroriste. Ces actes, aussi inhumains soient-ils, n’en restent pas moins des sombres expressions de nos côtés les plus noirs. Penser que nous avons affaire à des fous dangereux n’aidera pas à y voir clair, or il est incontournable de faire preuve de discernement dans l’examen et l’analyse de ces actes terribles.
L’objectif d’un procès tel que celui du frère du tueur de Toulouse et de Montauban n’est pas que de statuer sur la culpabilité d’un individu, d’obtenir réparation ou de satisfaire des besoins immédiats, qui sont d’ailleurs trop souvent guidés par l’émotion et les envies de vengeance. Il s’agit avant toute chose de déterminer les responsabilités de chacun dans les actes commis, de bien comprendre pour trouver des leviers permettant de changer la situation, d’appeler les auteurs des crimes et délits à une nécessaire remise en question afin d’éviter des récidives (rôle de la sanction) et de protéger la société (rôle, à priori, de la prison). Mieux comprendre ce qui nous conduit à assister à de tels drames est le seul chemin pour enfin réussir à les prévenir, à les éviter. Nous devons à ce titre nous réjouir de l’indépendance de la justice. Bien qu’il conviendrait de s’y pencher de temps à autre (on peut en effet constater que des doutes sont permis dans certains procès, notamment lorsqu’ils ont trait à des faits de société comme cela peut être le cas lors de mouvements sociaux liés à la COP 21 ou plus généralement à la Loi Travail) on mesure l’évolution et le modernisme d’une société à l’indépendance et au fonctionnement de sa justice.
Être en colère contre la maladie n’a jamais aidé à la combattre. Comprendre ses modes d’attaque, la façon dont elle s’introduit dans les organismes, identifier ses failles, c’est la seule et unique façon de lutter contre elle. Je résume avec des termes médicaux la prise de position salutaire de nombre de chercheurs du CNRS à la pensée de Manuel Vals, alors ministre de l’intérieur, qui avait affirmé que comprendre c’est déjà vouloir un peu excuser. A bien des égards, nos sociétés sont des organismes vivants dont le terrorisme est un des cancers, il nous appartient à tous de contribuer à trouver où il prend ses racines, sans nier pour autant les justes colères que nous pouvons tous ressentir lorsque de tels actes sont commis.
Abdelkader Merah a été condamné à vingt ans de prison pour association de malfaiteurs, une décision qui satisfait une partie des familles des victimes. On les comprend. Pourtant, il est à craindre voire évident qu’ici comme pour d’autres cas, la peine de prison soit une des pires décisions possibles. Visiteur de prison pendant quelques années dans le cadre de mes fonctions de directeur d’association, j’ai pu constater la propension des maisons d’arrêt à être le creuset des radicalisations et des replis identitaires. Les raisons sont assez simples à comprendre. Si pour un délinquant en col blanc ou un homme politique la prison signe souvent un coup d’arrêt à la carrière (il existe des exceptions), la prison est perçue comme une validation du parcours délinquant déjà effectué, voire une reconnaissance du statut d’opposant et de combattant à ce pays ou à ses règles, ce qui ne concerne d’ailleurs pas que les Djihadistes. Et pour cause, si pour les premiers, des personnes socialement insérées, leur mise à l’abri en prison est vécue de façon honteuse, pour ceux qui depuis très longtemps déjà sont habitués à ne pas être « inséré » la prison joue le rôle de rite initiatique. Les individus radicalisés ou en voie de l’être étant déjà en lutte contre les institutions du pays, responsables selon eux de tous leurs maux (une lutte qui est toutefois à géométrie variable car certaines des dispositions du pays arrangent aussi les personnes marginalisées) le passage par la prison est vraiment très loin d’être mal vécu.
Décidément, il devient urgent de cesser de raisonner la question du terrorisme au travers de nos grilles de lecture habituelles. Ce qui serait une terrible sanction pour nous-mêmes ne l’est pas forcément pour d’autres. Imaginons quelques instants ce que pourront avoir comme effet sur Abdelkader Merah et d’autres détenus vingt années de prison…
Je vous invite à découvrir l’excellente chaîne « Et tout le monde s’en fout » qui traite dans l’épisode suivant de la question de la Vérité, qui propose ici un éclairage bien sympathique de la façon dont se met en place le processus de recherche de « vérité »
Références