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Bon, je ne vais pas vous mener en bateau, cet entretien-là n’a pas été fait auprès d’un inconnu, il s’agit de Luc, un bon ami.

Nous nous sommes rencontrés il y a une dizaine d’années sur un forum spécialisé dans les développements informatiques. A ce moment-là je travaillais au développement du logiciel Hermès, qui comprenait un module d’éditions statistiques. En quelques mots les données acquises par Hermès permettaient d’établir des rapports statistiques à partir de trames pré-établies. C’est un peu comme vos factures de téléphone ou d’électricité, elles ont tous les mois la même forme, seules les données changent. Derrière ces rapports il y a des experts, qui font un super travail pour que le rapport aille chercher dans la base de données les éléments permettant d’établir par exemple des factures.

Je coinçais sur un de ces rapports, j’ai donc posté une demande d’aide sur ce forum, et c’est un certain Luc Chivas qui a répondu le plus rapidement, en m’apportant un coup de main génial, me faisant gagner facilement plusieurs heures de travail. Luc était à son compte en qualité d’expert sur la suite Business Object et avait des contrats avec des grands comptes. A ce moment-là d’ailleurs il travaillait auprès d’un grand centre de recherche scientifique en Europe, qui collectait d’importantes quantités de données, un accélérateur de particules pour être précis, c’est vous dire le niveau du bonhomme. Le travail de Luc consistait à compulser ces données au travers de rapports sur mesure, un travail d’orfèvrerie qui nécessitait son expertise.

Après quelques échanges j’ai profité d’un de mes déplacements en région parisienne pour le rencontrer, lui présenter Hermès, faire connaissance. Ce fut un moment des plus agréables. Je l’ai remercié chaudement pour son coup de main, et lui ai proposé de le rémunérer pour les prochaines fois. Mais le seul truc que j’ai réussi à lui payer c’est une bière (bon, deux), il a toujours refusé d’être payé pour les coups de main qu’il me donnait de temps à autres, pour lui c’était un jeu, un vrai plaisir, un tout petit travail (ce qui me faisait me sentir d’un coup bien nul). Pour moi Luc est rapidement devenu un ami, un mec dont les valeurs me faisaient du bien, alors peu à peu nous avons de moins en moins parlé boulot et passé plus de temps à profiter du temps qui passe.

En août, profitant d’un petit voyage en Italie, je me suis arrêté quelques jours avec mes enfants chez Luc et son épouse, prévenant la veille pour le lendemain, une mauvaise habitude pour beaucoup de personnes, mais pas pour Luc, qui fonctionne comme moi, saisissant au vol les occasions qui se présentent, quand elles sont de qualité bien sûr, cela va sans dire.

J’ai donc profité de ce temps entre hommes pour revenir sur sa vie de patron au travers de quelques questions.

Luc a aujourd’hui 53 ans, belle gueule, bon sportif, le physique qu’il faut pour randonner avec le matériel de parapente sur le dos et la gouaille que j’aime trouver chez mes potes. J’ai joué le jeu de ce questions/réponses, lui aussi, nous avons presque réussi à faire comme si nous ne nous connaissions pas.

Je lui ai demandé ce qu’il en était de son activité aujourd’hui, et ce qu’elle avait été au début.

– Aujourd’hui ma boite fait du consulting, je suis seul, mais elle existe depuis 15 ans. J’ai eu jusqu’à 9 salariés. Au début chacun travaillait en home office. Nous étions des ingénieurs de localisation.

– Je découvre quelque chose là, de quoi parles-tu ?

– Ha ! En fait les  logiciels sont conçus dans le pays d’origine, mais les cultures des autres pays ne sont pas les mêmes, alors il faut « localiser » le logiciel, faire en sorte que l’utilisation dans un pays d’exportation soit facilitée. Il ne s’agit pas que de traduire un logiciel, son aide ou ses menus, mais aussi de bien placer les fonctions, pour qu’elles tombent sous la main. Par exemple c’est mon équipe qui a localisé le bouton « Print » de la suite Microsoft Office.

Ainsi donc sur ce volet comme sur beaucoup d’autres il y a pléthores d’acteurs de l’ombre. Luc avait donc trouvé à la fin des années 90 une niche dont il avait fait le cœur de métier de son entreprise. Je lui ai alors demandé pourquoi il n’avait plus de salariés depuis quelques années déjà.

– Le volet RH est devenu progressivement trop lourd à gérer pour moi, et nous n’avions pas assez de chiffre d’affaire pour recruter un assistant en charge de ce poste. Je faisais donc tout seul. Au départ nous étions en SCOP. J’intervenais dans beaucoup de sociétés, le patron était systématiquement ou presque critiqué, j’ai choisi ce statut pour associer chacun et casser l’image habituelle du patron. Nous avions mis en place une bonne mutuelle, des tickets restaurant, la prévoyance, des horaires libres, des petits plus non demandés dans le code du travail ou la convention Syntec, mais ces textes sont des minimas, rien n’empêche d’aller au-delà.

– En quoi c’était important pour toi de proposer ces avantages à ton équipe ?

– Très simplement parce qu’une équipe c’est précieux, qu’il est important que chacun se sente bien. Alors je faisais le maximum pour apporter des gratifications, tout en faisant attention aux charges, car plus les années passaient et plus il y en avait. Or si la réglementation et ces charges supplémentaires peuvent peut-être passer dans les plus grosses entreprises, dans la mienne comme dans beaucoup d’autres c’est une autre histoire, notre marge de manœuvre est très limitée.

Pour ma part, ayant connu la même situation dans ma petite entreprise, je ne pouvais qu’approuver. J’ajoutai à cela les nombreuses évolutions réglementaires qui ne cessaient de rendre la vie de nos activités de plus en plus complexes, ce que Luc confirmait par ailleurs. Mais il a insisté sur le point particulier des prud’hommes.

– Lorsque j’étais face à un salarié qui n’apportait pas satisfaction, que les tentatives pour trouver des solutions avaient échoué, la décision du licenciement, même dans le cadre d’un accord mutuel, faisait systématiquement l’objet d’une procédure prud’hommale, avec les coûts supplémentaires inhérents en cas d’obtention d’un jugement favorable. Là encore je n’avais pas les moyens de prendre un avocat à chaque fois, ni de passer du temps sur ces procédures, il fallait que je fasse ma part de travail, j’ai donc été peu à peu dégoûté. Puis le marché s’est tendu, de grosses boites qui avaient du mal à trouver des contrats pour leurs salariés sont venues sur les petits marchés que nous avions, en cassant les prix, proposant des ingénieurs entre 100 et 150€ la journée, un tarif intenable pour nous. L’activité s’est rapidement arrêtée.

– Pour tes salariés j’imagine que le licenciement économique leur a permis d’avoir accès à l’assurance chômage et aux indemnités conventionnelles, mais comment ça s’est passé pour toi ?

– J’étais gérant, je n’ai eu droit à aucune aide. Je n’avais plus de revenus, mais les impôts étaient à payer. J’ai conservé l’activité, tout seul, en indépendant, mais le peu de missions que je faisais ne servaient qu’à payer les dettes. C’est un puits sans fond.

– Considères-tu toutes ces dettes comme justifiées et légitimes ?

– La dette constituée de l’argent que je prenais sur l’activité pour pouvoir vivre est totalement légitime, mais ce qui l’est moins c’est la responsabilité qu’on fait porter sur le gérant.

– Pourtant dans le cadre d’une SARL par exemple la responsabilité est limitée ?

– La notion de responsabilité limitée n’est qu’un leurre, un artifice, c’est sans doute le statut le plus risqué.

Luc avait raison. Par exemple quand tu as besoin de te développer, d’emprunter, la banque te fait signer des cautions sur les prêts accordés, tu signes, tu n’as pas le choix, la banque le sait bien, le risque est énorme, mais quand tu le fais c’est que tu y crois, et si la banque prête c’est qu’elle y croit aussi, mais elle prend malgré tout une garantie de plus sur le gérant. Toi tu penses seulement que c’est pour la forme, tu ne penses pas que ça va foirer, tant d’indicateurs sont là pour te montrer que ce risque est mesuré. Si tu te plantes tu es alors tout seul, et une fois la liquidation de ton entreprise prononcée la banque se rappelle à ton bon souvenir, quand tu t’y attends le moins… J’en savais quelque chose. Luc continuait.

– Quand tu es gérant en TNS (travailleur non salarié) tu n’as pas de fiches de paye, pour le moindre emprunt personnel le banquier te demande le bilan de ta société, un bilan qui ne reflète pas les perspectives ou le marché, un bilan qui sera lu par un jeune qui sort d’école sans aucune expérience d’entreprise mais qui va m’expliquer comment on gère une société.

Là aussi Luc visait dans le mille, je me souvenais pour ma part cette fois où un inspecteur des impôts, voulant me sermonner parce que je payais la TVA en retard, m’avait déclamé « Ce n’est pas comme ça qu’on gère une entreprise!« . J’avais haussé le ton à mon tour, mais plus fermement, lui demandant comment faire pour payer la TVA quand mes propres clients, des collectivités, tardaient dans leurs paiements. Ces donneurs de leçon sans aucune expérience sont décidément légion. Je demandai à Luc ce qu’il envisageait pour la suite.

 Ma prochaine société sera en SASU, un régime qui permet de placer le gérant sur un pied d’égalité avec les salariés. Je ne veux plus avoir affaire au régime spécial comme RSI par exemple.

– On parle en effet souvent de RSI, que peux-tu m’en dire ?

–  Tant que ton activité fonctionne tu payes ce que RSI demande sans trop regarder. Puis, quand ça commence à tirer dur, que certains mois sont creux, tu regardes autrement les appels de cotisation de RSI, et là c’est le délire total. Non seulement tu dois payer même si tu n’as plus de chiffre d’affaire, mais de plus l’opacité est totale. Attends, je vais te montrer.

Luc part alors chercher des appels de cotisation RSI. Il me tend l’un d’entre-eux.

– Les montants changent tous les mois, voire toutes les semaines. Au début je m’inquiétais, je stressais, désormais ça ne me fait plus rien. Regarde, on ne voit aucune base de calcul, c’est marqué « A Payer », mais c’est tout, on ne sait pas pourquoi et pour qui…

En effet, il était indiqué « A payer » sans autre mention ni explication, et le verso du document est tout aussi vierge d’explication. Luc ajoute :

– RSI est l’organisme qui rassemble le plus de mécontentement auprès des personnes qui sont en libéral, c’est opaque au possible, difficile d’avoir des explications, c’était censé être un guichet unique pour les indépendants, c’est devenu illisible.

– Dirais-tu que la situation de l’entrepreneuriat en France a encore bien des améliorations à recevoir ?

– C’est peu dire. Il serait nécessaire que tous  ceux qui prennent des décisions concernant les petites entreprises ou petits commerces créent une entreprise d’abord. Je ne parle pas de ceux qui sont parachutés comme patrons, non, il faudrait qu’il créent à partir de rien, en inventant un produit ou un service, en allant chercher une clientèle, puis les paiements des clients, surtout les grands comptes. En Angleterre ou en Allemagne les délais de paiement sont très courts, en France tous les prétextes sont bons pour reculer le paiement d’une facture. En France si tu as un échec dans la création d’une entreprise tu es foutu, dans bon nombre d’autres pays tu gagne en crédibilité lorsque tu as déjà échoué, on voit en toi un homme d’expérience. En France la défiance à l’égard des patrons reste entière, même des plus petits.

Dans des activités comme la mienne ce n’est pas qu’il n’y a pas de business, mais les délais pour se faire payer sont délirants. Je suis par exemple en attente du paiement d’une mission effectuée pour l’agence de Côte d’Ivoire d’une entreprise Française. Après moultes péripéties pour que la banque de l’agence effectue le virement sur le bon compte j’ai appris la semaine dernière que ma propre banque avait renvoyé le virement à la banque émettrice au motif qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes de la réalité de la mission effectuée. Je dois donc maintenant, après avoir effectué un contrat, apporter la preuve du travail réalisé à ma banque pour que celle-ci valide le paiement. Franchement on marche sur la tête.

Souvent tu as en face de toi des personnes qui font le maximum, mais tu te heurtes à des murs, les règles sont de plus en plus insupportables et nombreuses, complexes. La bonne volonté des personnes auxquelles tu as affaire ne suffit plus.

Luc subissait ici une des nombreuses conséquences du renforcement de la lutte contre le blanchiment d’argent mis en place au travers du dispositif Tracfin, renforcé depuis les attentats du 11 septembre 2001. C’est ainsi désormais, les agissement déviants d’une minorité conduisent les états à réglementer, ce qui vient ensuite peser lourdement sur la vie de tout un chacun.

Il y aurait beaucoup à dire encore sur la vie d’un petit patron créateur ou repreneur d’une entreprise. Bien souvent ceux-là le sont sans avoir le choix, c’est en eux.  Ils ne sont pas salariés parce qu’ils ne peuvent pas l’être, ils sont faits pour être libres et entreprendre, avec une prise de risque parfois très grande pour leur propre vie et leur famille. Beaucoup embauchent, mais ils sont de plus en plus nombreux à ne plus vouloir prendre de risque supplémentaire, ou tout simplement ne veulent pas alourdir encore plus leur charge de travail. Une chose est sûre, face aux incertitudes qui pèsent dans la vie de ceux qui entreprennent pour créer leur emploi il est capital qu’ils soient bien entourés et soutenus tant il leur faut de l’énergie pour surmonter les périodes tendues, qui ont tendance d’ailleurs à se prolonger.  A bien des égards toutefois, au vu de la façon dont la situation peut se tendre pour les petits patrons comme pour bon nombre de salariés il y a tout intérêt à dépasser ensemble les idées reçues sur la réalité de chacun. Comme on ne le voit pas au travers de ce court entretien Luc est loin d’être un cas isolé….

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